25 novembre, 2018

En Tunisie, des tentatives d’institutionnaliser les émotions

A la date du 10 août 2018, le ministère de la santé a diffusé une note relative à la prise en charge des enfants nés en dehors du cadre de mariage, reprenant quelques points de la circulaire n° 64 du 27 juillet 2004 dont l’obligation de déclarer les grossesses et les naissances hors mariage et la nécessité de considérer ces grossesses comme des cas particuliers qu’il faut diriger vers les structures publiques de référence en obstétrique disposant de services de psychologues et d’assistants sociaux.
Cette note a été vivement critiquée par le Conseil National de l’Ordre des médecins qui a considéré cette déclaration « inacceptable car violant le secret professionnel, les droits individuels les plus élémentaires et la protection des données personnelles ».
En effet, aujourd’hui la garantie des droits individuels par la nouvelle constitution devrait rendre cette note anti-constitutionnelle. 
Le Conseil avait donc fait appel aux médecins tunisiens à mieux encadrer les mères célibataires et à les informer sur leurs droits et sur les procédures pour obtenir de l’aide si elles le désirent. Le Conseil a également demandé au ministère de la santé d’adapter le contenu de la note à la constitution du pays et l'a appelé à respecter la déontologie médicale. 
Quelques semaines après, le directeur régional de santé à Sfax a publié une note qui annonce l’obligation pour toute femme qui vient d’accoucher de présenter en plus de l’extrait de naissance du nouveau-né, un extrait du mariage, ou une copie de son contrat de mariage pour bénéficier du congé de maternité.
Le directeur régional de la santé de Sfax a annoncé qu’il était à l’origine de cette note ayant objectif de se conformer à la réglementation; plus spécifiquement au système INSAF qui tombe à point et dont on vient de se rappeler.
Cet ingénieux système avait été mis en place en 1982 et visait la gestion administrative et financière des fonctionnaires de façon complètement informatisée.
C’est bien entendu, ce système qui exige cette condition pour accéder au congé maternité et il est bien connu que le système de santé en Tunisie est à la pointe de la technologie et que les dossiers sont informatisés…
Comme tous, le directeur était surpris mais plutôt par la tournure idéologique du débat, qui « le dépasse”, a-t-il déclaré sur les média.
En effet, le statut des mères célibataires en Tunisie est encore sujet à controverses. 
Les droits sexuels ou plutôt reproductifs - pour être politiquement correct - restent dans le collimateur. 
Les responsables et leaders politiques usent des toutes les mesures possibles pour renforcer la stigmatisation et donner l’impression de jouer encore ce rôle de pères moralisateurs inducteurs et protecteurs d’une éthique normative dans la société tunisienne.
Il s’agit d’une orientation qui dissimule une perception idéologique et dissymétrique de la conception du masculin et du féminin. Les hommes sont représentés comme les sujets désignant la généralité sociale, excluant ainsi les femmes. Cette conception dissymétrique a pour origine ce que Colette Guillaumin a défini comme “une organisation mentale inconsciente de la saisie de l’autre” où les femmes ne sont pas perçues en tant que sujets autonomes et sont ainsi privées de leur individuation et de leur capacité d’agir. Le corps de la femme ne lui appartient pas. 
La décision de continuer une grossesse et d’accoucher en dehors du cadre sacro-saint imposé par le patriarche que ce soit de façon assumée ou pas ne lui appartient pas non plus.
Ces évènements ont lieu après la publication et la soumission au gouvernement, du rapport de la COLIBE (commission des libertés individuelles et de l’égalité) créée le 13 Août 2017 par ordre présidentiel et chargée de préparer un rapport concernant des réformes législatives relatives aux libertés individuelles et l’égalité, conformément à la constitution du 27 Janvier 2014, ainsi qu’aux normes internationales des droits de l’Homme.

Le projet de réforme a été rédigé comme le mentionne bien le site de la COLIBE, conformément aux impératifs de la Constitution Tunisienne de 2014 et des standards internationaux des droits humains, mais pas que! 
Il s’est voulu également respectueux de la « culture du peuple tunisien » considérée arabo-musulmane.
Il ne faut pas oublier que c’est cette même culture ou « identité arabo-islamique» que l’ancien régime a 
glorifié auparavant et utilisé comme prétexte pour freiner les demandes des militantes des droits des 
femmes. Cette même "identité" lui a permis d'attirer des électeurs polarisés et adeptes de l’islam politique par le truchement d’un discours "islamisé".

Le rapport de la COLIBE est une avancée considérable en matière de droits en Tunisie, n’empêche que certains militants le trouvent insuffisant sur quelques points dont un positionnement clair en rapport avec 
la criminalisation de l'homosexualité et une demande franche de l’abolition de l’article 230. 

L’introduction religieuse du rapport a été également critiquée car elle semblait faire effraction à la 
dynamique même de la production du document et donnait à certains, l’impression que ce rapport avait été écrit en s’excusant d’exister.

Au-delà du contenu de ce rapport, sa forme questionne certains. 
Pourquoi un code des libertés individuelles ? 
Est-il nécessaire de codifier les libertés et ces dernières sont-elles codifiables ?
La démarche ne devrait-elle pas plutôt tendre vers une protection des libertés individuelles plutôt que de 
tenter de les restreindre dans un code ?

Néanmoins, le Conseil des Ministres tunisien a adopté ce vendredi 23 novembre, un projet de loi  figurant dans ce rapport et visant à consacrer l’égalité successorale en Tunisie. Le parlement tunisien aura quant à lui le dernier mot quant à légiférer sur la question. 
C’est bien la première fois qu’un tel projet de loi voit le jour dans le monde arabe.

Les combats des militantes féministes a permis l'ouverture du débat social à propos de l'égalité successorale et la mouvance actuelle dénote d'une volonté politique de certaines partie de tendre vers l'égalité. Il n'est pas moins vrai qu'il n'y a pas de positionnement clair du parlement qui reste majoritairement composé de députés appartenant à la droite religieuse du pays.