27 décembre, 2007

LE BONHEUR

L’homme est désir et le désir est manque. C’est pourquoi, pour Schopenhauer comme pour le Bouddha, toute vie est souffrance: «Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur...». Bien entendu, si le manque est souffrance, la satisfaction est plaisir. Mais cela ne fait pas un bonheur: «Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or nulle satisfaction n’est de durée; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau [...]. Pas de terme dernier à l’effort, donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance...». Il n’y a donc pas, il ne peut y avoir d’expérience du bonheur: ce que nous expérimentons, c’est d’abord l’absence du bonheur (le désir, le manque, la souffrance...), puis (satisfaction) l’absence de son absence. Sa présence, donc? Non, et c’est ici que Schopenhauer est le plus profond: ce que nous expérimentons, quand le désir enfin est satisfait, ce n’est certes plus la souffrance (sauf quand un nouveau désir, et cela ne saurait tarder, aussitôt renaît...), mais ce n’est pas non plus le bonheur. Quoi? Au lieu même de sa présence attendue, le vide encore de son absence abolie. Cela s’appelle l’ennui: en lieu et place du bonheur espéré, le creux seulement du désir disparu... Pensée désespérante, dit Schopenhauer: le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du bonheur, l’ennui son absence (quand il ne manque plus). Car l’absence d’une absence, c’est une absence encore. «Ah! Que je serais heureux, disait-il, si j’avais cette maison, cet emploi, cette femme!...» Voici qu’il les a; et certes il cesse alors (provisoirement) de souffrir – mais sans être heureux pour autant. Il l’aimait quand il ne l’avait pas, il s’ennuie quand il l’a... C’est le cercle du manque: tantôt nous désirons ce que nous n’avons pas, et nous souffrons de ce manque; tantôt nous avons ce que nous ne désirons plus (puisque nous l’avons), et nous nous ennuyons... Schopenhauer conclut, et c’est la phrase la plus triste de l’histoire de la philosophie: «La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui...». Misère de l’homme. Le chômage est un malheur, mais chacun sait bien que le travail n’est pas pour autant, en tant que tel, un bonheur. Et il est affreux de n’avoir pas de domicile; mais qui serait heureux, simplement, d’en avoir un? On peut mourir d’amour, enfin, mais point en vivre: déchirement de la passion, ennui du couple... Il n’y a pas d’expérience du bonheur, il ne peut y en avoir. C’est que le bonheur, explique Schopenhauer, n’est rien de positif, rien de réel: il n’est que l’absence de la souffrance, et une absence n’est rien. «La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ... Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi». Le désir s’abolit dans sa satisfaction, et le bonheur se perd dans ce plaisir. Il manque donc toujours (souffrance), même quand il ne manque plus (ennui). Il n’existe qu’en imagination: tout bonheur est d’espérance; toute vie, de déception.

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