21 janvier, 2008

ORDRE ET DÉSORDRE DANS LA SOCIÉTÉ

Dès lors qu’on la tient pour autre chose qu’un rassemblement accidentel d’individus, toute société suppose un ordre puisqu’il n’y a pas de société sans règles. Cet ordre se révèle au premier regard par un agencement de tabous ou de prescriptions auxquels, contraints ou spontanément, se soumettent les membres du groupe; une hiérarchie détermine alors leurs «rôles» et leur status par une discipline qui, éventuellement, sanctionne les comportements aberrants. Tout manquement aux règles expresses ou implicites qui structurent ainsi l’édifice social constitue un désordre. Le désordre apparaît dès lors comme un refus de la règle. Seulement, ce refus peut être motivé de différentes façons. La plus banale est celle où l’individu cherche à se soustraire à l’obligation pour satisfaire une passion ou un intérêt personnels. Il vole pour s’enrichir, il tue pour se venger, il brûle un feu rouge parce qu’il est impatient. Dans ces divers cas, le désordre s’analyse en une infraction par laquelle l’individu s’affranchit de l’ordre sans mettre en cause sa valeur. À condition de demeurer exceptionnels, de tels comportements sont sans gravité pour l’ordre, car ils contribuent en définitive à faire ressortir sa nécessité. C’est, au contraire, cette dernière que contestent les théories anarchistes qui répudient le concept même de l’ordre et se proposent de reconstruire la vie en commun sur la base de la volonté individuelle autonome [cf. ANARCHISME]. Dans cette perspective, le désordre procède d’une négation d’un ordre s’imposant de l’extérieur à l’homme. Il n’y a donc pas de compromis possible entre la liberté et la contrainte inhérente à l’ordre social. Certes, les doctrinaires de l’anarchie admettent que la paix entre les individus ne peut être assurée que par les liens qu’ils nouent entre eux, mais la diversité des formules qu’ils imaginent à cet effet et leur caractère généralement utopique font que, jusqu’à une époque toute récente, l’anarchie se situait en marge des sociétés existantes plutôt que de constituer, pour elles, une menace sérieuse; de plus, il y aura lieu de se demander si le phénomène contemporain de la contestation, en valorisant le désordre, n’est pas de nature à les ébranler plus gravement que ne le fait l’anarchisme traditionnel. Il est enfin une dernière motivation du refus de la règle qui, sans porter atteinte à sa nécessité, s’attache à son contenu. C’est là l’attitude la plus habituellement génératrice de ce que l’on tient pour le désordre. C’est elle aussi qui est la plus féconde, car, si elle provoque un désordre, c’est par l’idée d’un projet visant à introduire dans la société un ordre différent de celui sur lequel elle repose. On doit considérer, en effet, que la figure visible de l’ordre n’en épuise pas le sens: les pensionnaires d’une prison sont régentés par un ordre, pourtant cet ordre n’est pas un ordre social, car les prisonniers ne constituent pas une société. Il n’y a d’ordre social que celui que détermine une finalité. Les hommes entrent en société pour accomplir en commun ce qu’ils ne peuvent réaliser seuls. Élémentaire ou complexe, cet objectif conditionne l’ordre auquel la société doit sa structure et son style. Par l’entremise de la finalité sociale l’ordre trouve ainsi son assise et sa légitimité dans le consensus du groupe. Il extériorise la discipline indispensable pour qu’une certaine manière de concevoir la vie commune vienne féconder le besoin primordial de vivre ensemble. C’est bien pourquoi, dès que s’éveille la réflexion humaine, des images de l’ordre désirable se posent en rivales de l’ordre établi. De cette rivalité naît le désordre, mais un désordre dont l’origine réside dans l’opposition entre diverses conceptions de l’ordre. L’histoire révèle la permanence de ce conflit, la sociologie en analyse les ressorts, mais c’est en définitive la philosophie, voire la métaphysique qui l’explique car ce conflit met en cause les valeurs fondamentales autour desquelles s’ordonne la condition humaine. Il n’est, évidemment, pas question d’envisager la substance ou le bien-fondé de ces valeurs, car elles engagent non seulement le problème des relations entre l’individu et la société, mais encore toutes les croyances relatives au bonheur et à la vocation de l’être humain. Toutefois, par-delà les doctrines ou les idéologies qui les mettent en œuvre, par-delà même les particularités que les images de l’ordre désirable doivent au milieu d’où elles émanent, aux convictions qui s’y heurtent, aux forces qu’elles mobilisent, il apparaît qu’elles sont toutes génératrices de mouvement. Elles introduisent dans la conscience du groupe une inquiétude qui l’incite à réviser les relations établies; elles le conduisent à formuler sur lui-même des projets et à susciter des pouvoirs disposés à en entreprendre la réalisation. Si bien que l’opposition entre l’ordre et le désordre, loin d’exprimer l’antagonisme irréductible entre deux concepts contradictoires, fait au contraire ressortir leur complémentarité. Leur jeu donne à la dynamique politique le sens d’une dialectique où leur affrontement se résout par un dépassement. L’ordre se défend en absorbant le mouvement, le mouvement s’apaise en s’inscrivant dans l’ordre. Mais la solution, toujours provisoire, n’est possible que parce que l’équilibre se rétablit sur des bases nouvelles. La dialectique de l’ordre et du mouvement Cette dialectique, qui est le rythme même de toute politique, résulte de la solidarité profonde des éléments qu’elle combine: l’ordre étant du mouvement assimilé, le désordre, et le mouvement qu’il engendre, étant de l’ordre en puissance. L’ordre social n’est pas un ordre statique, une structure figée, troublée de temps à autre par une secousse qui viendrait en modifier l’économie. Cette constance et cette immobilité apparaissent à la réflexion seulement lorsqu’elle dégage de la multiplicité des figures de l’ordre expérimentalement connues les traits qui leur sont communs. Ce que montre, au contraire, l’observation de la réalité, c’est la mobilité des formules qui donnent à l’ordre sa substance concrète. Bien loin d’être inerte, il apparaît comme un cadre dont le contenu est renouvelé par un perpétuel mouvement. Les éléments qu’il agence sont constamment rajeunis, tantôt par une lente transformation, tantôt par une mutation brusque. Tout se passe comme si chaque société cherchait à intégrer à son ordre les impératifs afférents aux forces de mouvement qui y introduisent le désordre. Cependant, on constate aussi que certaines de ces forces s’y refusent tandis que d’autres qui s’y prêteraient s’en voient écartées. Ce n’est pas en effet la société elle-même qui pratique l’opération. Elle est subordonnée au pouvoir politique dont l’une des fonctions est, précisément, de décider quelles sont celles de ces forces dont les objectifs peuvent être assignés aux mécanismes responsables de l’ordre existant, quelles sont celles dont il convient d’attendre qu’elles soient plus sûres d’elles-mêmes, et, par conséquent, plus respectables, et quelles sont enfin celles qui, en aucun cas, ne sauraient être associées aux choix qui orientent l’évolution du groupe. Toute œuvre législative ne fait qu’illustrer ce processus. La règle, cadre de l’ordre, doit son contenu à l’action de forces visant à introduire dans la norme officielle des exigences au nom desquelles elles entraînaient initialement le désordre par leur révolte contre la règle en vigueur. De telle sorte qu’il n’est guère de secteurs de l’activité nationale ou de modes de relations entre les individus à propos desquels le droit d’aujourd’hui n’apparaisse comme la sanction de ce qui, hier encore, n’était qu’un impératif subversif. À cette observation dont la banalité n’exclut pas l’évidence on pourrait cependant objecter qu’elle ne vaut que dans la perspective d’une démocratie idéale où, sans heurt, par le canal du législateur, les aspirations sociales se trouveraient confirmées par la règle de droit. Or, on sait trop que, bien souvent, les forces de mouvement ont en face d’elles un pouvoir qui, non seulement leur résiste, mais les combat en utilisant pour cette lutte la règle même qu’elles prétendent changer. Le désordre qui s’ instaure alors ne conduit-il pas à dire, non pas que l’ordre est du mouvement assimilé, mais qu’étant la figure du conservatisme, il est du mouvement refusé? Assurément, cette définition séduit parce qu’elle répond à une conception manichéenne de la vie politique où le bien, sous les traits du désordre que provoque sa recherche, s’opposerait au mal représenté par l’ordre défendu par un pouvoir conservateur et, pour tout dire, répressif. En réalité, cette interprétation de la dynamique politique ne contredit pas son assimilation à une dialectique de l’ordre et du mouvement. Ce qu’elle met en cause, c’est le processus de cette dialectique, ce n’est pas son principe. Elle peut en effet se dérouler de deux façons. L’une consiste, de la part des forces de mouvements, à utiliser les voies régulières pour introduire dans l’ordonnancement juridique les revendications qu’elles expriment. C’est d’ailleurs le propre des régimes démocratiques que de prévoir des procédures grâce auxquelles est ainsi institutionnalisé le constant rajeunissement de l’ordre social. L’autre forme de la dialectique est plus radicale, car elle s’effectue par l’entremise d’une compétition dont le pouvoir lui-même est l’objet. Le mouvement tend à substituer à l’équipe dirigeante des hommes nouveaux décidés à ériger en règles ce qui, au départ de la lutte, n’était encore qu’un programme de combat. Certes, cette compétition ne va pas sans désordre puisqu’à la limite elle peut aboutir à la révolution. Toutefois, il ne s’agit là que d’un trouble passager, d’un désordre au sens policier du terme. Si les autorités établies sont vaincues, leur effacement prouvera la facticité de l’ordre qu’elles incarnaient, car un ordre authentique n’est pas fait seulement avec du mouvement passé, il résulte du mouvement présent qu’il assimile et ne se maintient légitimement que par son aptitude à l’intégrer. Quant à la victoire des forces novatrices, loin de provoquer une rupture de l’ordre, elle n’est au fond qu’une phase de la démarche dialectique qui lui permet, en se renouvelant, d’incorporer le mouvement. Si l’ordre apparaît comme fait du mouvement qu’il intègre, à l’inverse, le mouvement et le désordre provisoire qu’il engendre ont pour moteur l’idée de l’ordre qu’ils tendent à établir. Sans doute une observation hâtive de la vie politique offre l’image de l’agitation désordonnée. Les avenues du pouvoir sont encombrées de prétendants et, parce que ceux-ci bafouent l’ordre établi, s’insurgent contre la discipline, fomentent des résistances et des complots, on est porté à n’attribuer qu’une signification négative aux troubles qu’ils provoquent. Un examen plus attentif révèle cependant que tout ce désordre, qui semble se moquer des règles, vise à la conquête du titre qui permettra d’en établir de nouvelles. Si la lutte pour le pouvoir est le moteur de la dynamique politique, n’est-ce point parce que le pouvoir est un instrument à créer de l’ordre avec le droit qu’il édicte? Il est vrai que ce droit en puissance n’est encore que virtuel dans le désordre qui accompagne son combat pour s’imposer. Que les forces qui le soutiennent échouent, et il rejoindra, dans le purgatoire des rêves avortés, les innombrables espérances qui ont enflammé la lutte pour un avenir meilleur! Il est vrai, aussi, que toutes les entreprises de démolition dont souffre la société existante ne sont pas porteuses d’un projet social, cohérent et viable. On sait qu’il y a toujours, dans une collectivité divisée, des énergies disponibles pour se joindre aux manifestations tendant à contester l’ordre établi: toute armée a ses pillards, tout idéal ses profiteurs! Mais si le mouvement l’emporte c’est dans ce qu’il y avait de constructif en lui que s’enracinera l’ordre nouveau. L’expérience acquise des révolutions réussies atteste la nécessité de distinguer en elles ce qui, dans leur élan, n’était que la stérilité d’une passion destructive de ce qui était vision d’un futur accueillant. Il arrive toujours un moment où le mouvement se stabilisera dans un ordre; le pouvoir qui en est issu peut alors se retourner contre ceux qui l’ont suivi (uniquement parce qu’il détruisait) s’ils refusent de s’assagir dès qu’il prétend construire. C’est à ce tournant que se décide le sort de la révolution, car c’est là qu’elle prouve ou non son aptitude à dégager un ordre des énergies novatrices qu’elle a libérées. Il n’y a pas d’ordre plus rigide que celui qu’imposent les révolutionnaires dans le moment même de leur victoire. Le désordre, sauvegarde des valeurs humaines L’antagonisme entre l’ordre et le désordre est inhérent à toute société. S’il dépasse le niveau du tolérable, la révolution intervient comme un mécanisme régulateur qui, par l’intronisation d’un pouvoir politique neuf, assujettit le groupe à une nouvelle image de l’ordre. Toute révolution se fait toujours contre une histoire dont elle s’efforce de détourner le cours. Mais tout autant que celui qu’elle nie, le pouvoir qui en procède est marqué par cette histoire. C’est pourquoi chaque type de société porte en lui le germe de sa propre révolution. Si, aujourd’hui, la jeunesse se rebelle, c’est parce qu’elle refuse de s’engager dans la voie tracée par l’évolution de la société technicienne. Et si c’est précisément la jeunesse qui s’agite, c’est parce que cette société l’a placée matériellement et intellectuellement en position de contester. Tout comme la société capitaliste du siècle dernier a vu le prolétariat que son ordre avait créé pour la servir se retourner contre elle, la société de consommation subit l’assaut de ceux qu’elle forme pour être ses animateurs et ses cadres. Mais politiquement la situation est différente. Le prolétariat constituait une force politique, car ses aspirations s’exprimaient dans un pouvoir de fait qui participait à la dialectique de l’ordre et du mouvement. Le projet révolutionnaire s’adossait à une image d’un ordre désirable et, par conséquent, fournissait une énergie à la politique génératrice de cet ordre. Aujourd’hui, en professant son attachement à l’idée de révolution permanente le mouvement juvénile se refuse souvent à être, face à l’ordre établi, le second élément de l’alternative. Il bloque les portes afin que le courant d’air qu’il a libéré ne les referme pas sur un univers à nouveau clos. Seulement, si ce souci exprime une généreuse confiance dans les forces créatrices de la vie, il exclut la formation d’un pouvoir, car faute de savoir qu’en faire il est «un pouvoir qui se fuit lui-même» (Epistemon, Ces Idées qui ébranlèrent la France , Paris, 1968). Déniant au politique le droit de prendre en charge le social, ce qu’il met finalement en cause c’est la fécondité du désordre, puisque l’on nie la valeur du politique en tant qu’expression d’un volontarisme collectif. Ce type de désordre, provoqué par la contestation radicale du fondement, de la structure et des valeurs de la société existante, est infiniment plus redoutable pour elle que les révolutions qu’elle eut à affronter dans le passé, et qui, en définitive, lui ont permis de devenir ce qu’elle est. Il est redoutable parce que rebelle, par essence, à son intégration dans la dialectique de l’ordre et du mouvement, il n’est justiciable d’aucun des remèdes que la dynamique politique utilise pour réduire les tensions qui agitent la collectivité. Mouvement métapolitique, aucune politique, fût-elle révolutionnaire, n’a prise sur lui. Il s’agit là d’un phénomène assez rare dans l’histoire. Le fait qu’il affecte présentement la plupart des pays du monde occidental (et que, vraisemblablement, seule l’efficacité des polices l’empêche presque partout de se manifester dans les sociétés développées d’obédience marxiste) ne doit pas nous cacher son caractère exceptionnel. Dans les temps modernes, il faut sans doute remonter à l’effervescence intellectuelle de la Renaissance pour en trouver l’équivalent. C’est d’ailleurs ce que prouvent à la fois le désarroi qu’il suscite et le terme de crise de la civilisation par lequel il est plus fréquemment désigné. Sans qu’il puisse être question ici d’en analyser de façon exhaustive les causes et les formes, on peut considérer globalement qu’il procède d’une récusation de la science et de la technologie comme instruments du progrès de l’humanité. Formulée par la petite élite intellectuelle qui constitue le noyau du mouvement contestataire, cette condamnation n’est sans doute pas prononcée d’une façon aussi provocante par la grande masse des individus, mais du moins elle fait écho à l’inquiétude que suscite la cadence rapide des innovations techniques et la crainte de ne pouvoir en contrôler les conséquences nocives. La mise en accusation des pollutions ou des nuisances provoquées par la société technicienne ne va pas jusqu’à lui opposer un refus explicite; elle révèle cependant un doute quant au principe sur lequel, depuis F. Bacon, reposait l’ordre social, à savoir que la vérité fondée sur la connaissance scientifique ne pouvait qu’être bénéfique aux progrès de la condition humaine. Cette foi dans la possibilité d’établir les rapports humains sur une vérité rationnelle fut le moteur foncier de toutes les révolutions que l’histoire a enregistrées à partir du moment où, affranchis de toute obédience à une prédestination sociale, les hommes ont prétendu assumer eux-mêmes la responsabilité de leur destin commun. Le désordre qu’elles provoquèrent n’était pas un refus de tout ordre; il était inhérent au combat contre la fausseté de l’ordre établi. C’est bien pourquoi, encore qu’elles aient dramatisé la dialectique de l’ordre et du mouvement, toutes ces révolutions tendaient à la conquête du pouvoir politique en qui s’incarnait la vision de l’ordre futur. Cet aspect du désordre contemporain est d’une tout autre nature. Il a pour origine la conviction qu’aucune forme d’aménagement social ne pourra libérer l’individu aussi longtemps que, dans son être même, il demeurera attaché aux valeurs fondées sur ses propres capacités techniciennes. Or, toutes les sociétés contemporaines, quelle que soit l’originalité superficielle que leur imprime leur régime politique ou la structure des rapports économiques qui y est officialisée, se caractériseront par leur soumission aux impératifs d’une mentalité technicienne. Innovation, développement, croissance constituent à la fois les moteurs de leur évolution et les critères selon lesquels s’apprécie leur valeur. Toutes procèdent d’une conception fausse du service qu’elles rendent à l’homme, car ce service implique sa déshumanisation. Par conséquent, la révolte ne vise pas toujours telle société nationale, telle formule gouvernementale, telle modalité particulière de la production ou de la répartition du profit. Elle est dirigée contre le concept même de société dans la mesure où il est associé à l’idée d’une discipline assurant la coexistence pacifique de ses membres. En conséquence, ce nihilisme a été parfois rapproché de l’idéologie du retour à l’état de nature. Il s’en distingue cependant en ce sens qu’à l’époque où il fut à la mode l’état de nature était considéré moins comme une situation historique que comme une hypothèse de raisonnement où la réflexion devait trouver les données d’un ordre social valable. Au contraire, si les modernes contestataires ne répugnent pas à magnifier l’état sauvage et à s’enorgueillir d’en simuler l’apparence par d’insolites défroques ou une ingénue liberté des mœurs, ce n’est pas pour en faire le point zéro d’une reconstruction sociale, c’est pour y rester. La crainte obsessionnelle qu’ils éprouvent à l’égard de toutes les formes de récupération témoigne de leur souci de protéger la spontanéité de l’instinct contre toute régulation du comportement, même si elle pouvait se réclamer d’un consensus. Dans cette perspective le désordre n’est pas une situation transitoire, il est l’état dans lequel doivent vivre les hommes s’ils entendent conserver à leur être profond toutes ses chances d’épanouissement. Par là même, il n’est désordre que vu à travers le prisme déformant d’un ordre récusé parce qu’il n’est qu’un artifice grâce auquel la société se perpétue en privant ses membres de toute raison de vivre. Il serait audacieux de pronostiquer l’issue de la lutte ainsi engagée. Tout au plus peut-on se demander si elle comporte une issue. Comme une évacuation totale du politique n’est pas concevable et comme, d’autre part, la preuve est faite qu’il ne suffit pas, pour les empêcher de penser, que le pouvoir offre aux hommes la télévision aujourd’hui et l’abondance pour demain, il y a tout lieu d’admettre que la société de consommation portera désormais à son flanc cette blessure de l’esprit insatisfait. Ou alors, il faudrait retenir une autre hypothèse, tellement odieuse qu’on hésite à la formuler: celle où l’intelligence, se contentant de ses prouesses techniques, cesserait d’être cette faculté d’inquiétude par laquelle, à travers les désordres qu’elle fomente, s’affirme la grandeur de l’homme. BURDEAU Georges professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris. UNIVERSALIS 5

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